Le corps, théologique ?
Le Corps, sacrement
Lorsque l'on nous dit 'théologie', peu d'entre nous pense 'corps' ; à l'inverse lorsque l'on parle du corps, nous ne faisons pas nécessairement le lien avec Dieu. L'expression 'Théologie du Corps' peut ainsi sembler une construction artificielle entre deux réalités qui n'ont rien à voir.
Cela démontre à quel point la vision du monde cartésienne s'est ancrée dans nos esprits et comment nous nous sommes éloignés d'une vision véritablement chrétienne (ie. qui prend en compte l'incarnation) du monde. Saint-Paul nous dit clairement à quel point ces deux réalités sont liées : "Le corps est [...] pour le Seigneur Jésus, et le Seigneur est pour le corps"1
En effet, nous ne pouvons voir Dieu ; cependant, le Verbe (Logos) s'est fait chair et il a habité parmi nous2 et ainsi s'est rendu visible. Le Catéchisme de l'Eglise Catholique affirme que dans le corps de Jésus, " Dieu qui est par nature invisible est devenu visible à nos yeux "3.
Rendre visible l'invisible, c'est ce que Jean-Paul II entend par 'sacrement' (dans un sens plus large que les 7 sacrements) : le corps humain est sacrement de la personne dans la mesure où il indique qu'il y a chez lui plus que chez les animaux ; le corps du Christ est sacrement de la personne divine.4
Ainsi le corps humain n'est pas seulement biologique, mais également théologique. Une vision qui considérerait que le corps n'est qu'un point de référence biologique empêche de comprendre et de vivre la sexualité dans sa signification complète.
Selon le Pape, seul le corps est capable de rendre visible l'invisible. Contrairement à l'idée largement répandue (même chez les catholiques, malgré son caractère complètement hérétique), la personne humaine n'est pas un esprit piégé dans un corps ; le corps n'est pas une carapace5. L'être humain est une union profonde d'un corps et d'une âme6 : la personne humaine n'a pas un corps, elle 'est' un corps. Nous ne somme pas des esprits incarnés, mais des corps spirituels.
Signe du mystère caché en Dieu
Quel est le "mystère tenu caché depuis toujours en Dieu"7 ? Comment le corps en est-il le signe ?
N'entrons pas avec trop de désinvolture dans ces questions, puisque le Saint-Père y a consacré patiemment 129 catéchèses.. nous ne commençons ici qu'à égratigner la surface de la surface..
Quelques indications préliminaires toutefois : dans le christianisme, le mot 'mystère' ne signifie pas une énigme divine à résoudre, ni une connaissance réservée à des initiés8: il indique la profondeur d'une réalité qu'on ne peut concevoir parfaitement, toujours plus à découvrir, l'identité profonde de Dieu. Ce mystère, indicible et incommunicable9, et l'homme ne peut y accéder par ses propres forces : c'est le Mystère qui choisit de venir à notre niveau et de se révéler (et il l'a fait). Le Catéchisme l'exprime ainsi10 :
" Dieu est Amour " (1 Jn 4, 8. 16) : l’Être même de Dieu est Amour. En envoyant dans la plénitude des temps son Fils unique et l’Esprit d’Amour, Dieu révèle son secret le plus intime (cf. 1 Co 2, 7-16 ; Ep 3, 9-12) : Il est Lui-même éternellement échange d’amour : Père, Fils et Esprit Saint, et Il nous a destinés à y avoir part.
Dieu n'est pas un tyran, ni un esclavagiste ; Il n'est pas un vieil homme barbu assis sur un trône et près à nous frapper de ses foudres si nous le trahissons. Il n'est pas non plus une 'force impersonelle' à l'origine du cosmos. Dieu s'est révélé en Jésus-Christ, par le Saint-Esprit, comme éternellement échange d'amour.
Le Catéchisme insiste11 en déclarant que la seule raison de notre création est pour que nous partagions son amour et sa bonté :
Dieu n’a pas d’autre raison pour créer que son amour et sa bonté
Ainsi, tout est don et le bonheur et l'épanouissement ne peuvent être trouvés que dans l'accueil de ce don. Toute aspiration humaine, toute blessure est signe de notre soif de recevoir ce don - c'est à dire de participer à cet échange d'amour éternel. C'est cette réalité théologique que le corps humain signifie.
Qu'est-ce qui nous permet de voir cet appel dans le corps humain ? Le Pape Jean-Paul II affirme que c'est précisément la beauté gratuite de la différence sexuelle et de l'appel à l'homme et à la femme à devenir"une chair" (Gn 2,24):
Le sacrement, c'est à dire le signe visible, est constitué de l'Homme, [...] à travers sa 'masculinité' et sa 'féminité' visibles. [...] Dans ce contexte sacramentel, nous comprenons maintenant pleinement les mots qui constituent le sacrement du mariage, dans Gn 2,24:"l'homme quittera son père et sa mère, il s'attachera à sa femme, et tous deux ne feront plus qu'un."12
En d'autres mots, dans le plan de Dieu, c'est l'union conjugale qui communique au monde et signifie le mieux le 'grand mystère' de la Trinité. Le cardinal Angelo Scola complète13 en disant que la sexualité humaine est un "écho dans la créature du Mystère insondable dont le Christ a levé le voile : l'unité dans la diversité de la Trinité, les trois personnes qui ne sont qu'un Dieu. [...] le mot approprié ce mystère impénétrable est 'Communion'".
Le Mystère est infiniment plus grand que le corps qui le signifie ; toutefois, le corps permet non seulement de voir ce Mystère, mais d'en faire l'expérience. Le signe du sacrement est efficace, c'est la logique de l'Incarnation. Le Catéchisme exprime cela ainsi14 :
Dans la vie humaine, signes et symboles occupent une place importante. L’homme étant un être à la fois corporel et spirituel, exprime et perçoit les réalités spirituelles à travers des signes et des symboles matériels. Comme être social, l’homme a besoin de signes et de symboles pour communiquer avec autrui, par le langage, par des gestes, par des actions. Il en est de même pour sa relation à Dieu.
Le lien entre théologie et anthropologie
A nos yeux (obscurcis par le péché), une telle affirmation semble presque trop osée : comment notre corps, 'terre-à-terre', peut-il avoir vocation à révéler une réalité divine si grande ? Ce lien entre théologie et anthropologie est l'un des principaux enseignements reçus du Concile Vatican II. Quelques soient nos peurs, Jean-Paul II insiste que nous devons nous y ouvrir "avec foi, ouverture d'esprit et de tout cœur"15
Par l'Incarnation, le lien entre ces deux réalités est le corps humain. Le corps du Christ est "tabernacle de gloire,[...] où le divin et l'humain se rencontrent dans une étreinte qui ne pourra jamais être brisée"16 et le Christ est "visage humain de Dieu et visage divin de l'homme"17.
Le christianisme est souvent accusé de diaboliser le corps : le diable diabolise le corps et en accuse l'Eglise.. au contraire, l'Église divinise le corps ! Le Catéchisme, citant Saint Athanase, nous apprend que "le Fils de Dieu s'est fait homme pour nous faire Dieu"18, suivant ainsi les Écritures qui affirment que dans le corps, par le Christ, "habite la plénitude de la divinité"19.
Le scandale du Corps
Les paradoxes et implications de l'Incarnation n'ont cessé de stupéfier les chrétiens20 (et ne cessent de nous surprendre) : une divinité purement spirituelle est bien plus pratique et bien plus attrayante qu'un Dieu qui a choisi un corps humain.
Les Chrétiens sont ceux qui, face à ces paradoxes et implications, affirment "je crois" (credo). L'Église catholique reste en émerveillement face à ce mystère, honorant les entrailles qui L'ont porté et le sein qui L'a nourri21. Une suspicion à l'égard du corps couvre toute l'expérience humaine. Les chrétiens ont été - et sont - parfois affectés par cette suspicion, mais l'Église a défendu la bonté du monde physique et le caractère sacré du corps humain contre nombre d'hérésies22.
L'Église combat encore aujourd'hui la dichotomie hérétique "esprit = bien / corps = mal" dont beaucoup croient encore qu'il s'agit d'une croyance véritablement chrétienne.. comment insister suffisament ? Le christianisme ne rejette pas le Corps ! Le Catéchisme le proclame23:
La chair est le pivot du salut. Nous croyons en Dieu qui est le créateur de la chair ; nous croyons au Verbe fait chair pour racheter la chair ; nous croyons en la résurrection de la chair, achèvement de la création et de la rédemption de la chair
Nous faisons l'expérience de la présence de Dieu de la manière la plus intime dans notre corps, et les sacrements sont les signes visble de la réalité invisible de l'action de Dieu. Le mariage n'est pas juste l'un des sacrements : dans la mesure où il nous indique "depuis le commencement" le mystère de l'union du Christ et de l'Église, il est selon Jean-Paul II le fondement de tout l'ordre sacramentel24. Cela signifie qu'il est le prototype de tous les sacrements25 : le but de chacun étant de nous unir avec le Christ (l'Epoux), ce mysticisme nuptial est très présent dans le catholicisme26 et dans la Théologie du Corps.
- 1. 1Co 6,13
- 2. Jn 1,14
- 3. CEC 477
- 4. CEC 515 : Les Évangiles sont écrits par des hommes qui ont été parmi les premiers à avoir la foi (cf. Mc 1, 1 ; Jn 21, 24) et qui veulent la faire partager à d’autres. Ayant connu dans la foi qui est Jésus, ils ont pu voir et faire voir lestraces de son mystèredans toute sa vie terrestre. Des langes de sa nativité (cf. Lc 2, 7) jusqu’au vinaigre de sa passion (cf. Mt 27, 48) et au suaire de sa Résurrection (cf. Jn 20, 7), tout dans la vie de Jésus est signe de son mystère. A travers ses gestes, ses miracles, ses paroles, il a été révélé qu’" en Lui habite corporellement toute la plénitude de la divinité " (Col 2, 9). Son humanité apparaît ainsi comme le " sacrement ", c’est-à-dire le signe et l’instrument de sa divinité et du salut qu’il apporte : ce qu’il y avait de visible dans sa vie terrestre conduisit au mystère invisible de sa filiation divine et de sa mission rédemptrice.
- 5. ou "l'homme n'est pas dans son corps comme un pilote en son navire", réfutait St Thomas d'Aquin contre l'idée de Platon
- 6. CEC 365 : "L’unité de l’âme et du corps est si profonde que l’on doit considérer l’âme comme la " forme " du corps (cf. Cc. Vienne en 1312 : DS 902) ; c’est-à-dire, c’est grâce à l’âme spirituelle que le corps constitué de matière est un corps humain et vivant ; l’esprit et la matière, dans l’homme, ne sont pas deux natures unies, mais leur union forme une unique nature."
- 7. cf. Ep 3,9
- 8. ça, c'est le gnosticisme, et c'est une hérésie condamnée par l'Église dès les premiers siècles :)
- 9. au sens de communicare, 'qui n'est pas commun'
- 10. CEC 221
- 11. CEC 293
- 12. TDC 19,4
- 13. dans The Nuptial Mystery, p131
- 14. CEC 1146
- 15. Dives in misericordia, 1: Plus la mission de l'Eglise est centrée sur l'homme -plus elle est, pour ainsi dire, anthropocentrique-, plus aussi elle doit s'affirmer et se réaliser de manière théocentrique, c'est-à-dire s'orienter en Jésus-Christ vers le Père. Tandis que les divers courants de pensée, anciens et contemporains, étaient et continuent à être enclins à séparer et même à opposer théocentrisme et anthropocentrisme, l'Eglise au contraire, à la suite du Christ, cherche à assurer leur conjonction organique et profonde dans l'histoire de l'homme. C'est là un des principes fondamentaux, et peut être même le plus important, de l'enseignement du dernier Concile. Si nous nous proposons donc comme tâche principale, dans la phase actuelle de l'histoire de l'Eglise, de mettre en œuvre l'enseignement de ce grand Concile, nous devons nous référer à ce principe avec foi, ouverture d'esprit et de tout cœur.
- 16. Orientale Lumen, 15
- 17. Ecclesia in America, 67
- 18. CEC 460
- 19. Col 2,9
- 20. toutes les controverses des premiers siècles, notamment l'Arianisme, le Docétisme, le Nestorianisme et le Monophysisme, en sont un témoinage clair
- 21. cf. Lc 11,27
- 22. dont l'Arianisme, le Docétisme, le Nestorianisme et le Monophysisme
- 23. CEC 1015
- 24. TDC 96,7
- 25. TDC 99,2
- 26. e.g. chez les carmélites, comme Sainte Thérèse d'Avila, Saint Jean de la Croix, Sainte Thérèse de Lisieux