Le Pape divise ensuite ce texte en trois parties :
Le Christ commence son enseignement par une référence à la loi de Moïse. "Vous avez entendu qu'il a été dit" : ses interlocuteurs sont familiers de cette loi. "Moi je vous dis" montre que la norme ne se suffisait pas à elle même : une norme ne peut changer le coeur plein de convoitise.1
Ainsi, David et Salomon étaient polygames, par convoitise, à n'en pas douter. Le fait que le commandement sur l'adultère ait pour conséquence essentielle le monogamie n'a pas effleuré leur esprit - ou leur conscience... Moins le coeur des hommes se conforme à la vérité, plus la société a besoin d'une norme objective pour limiter les dérives2.
Certaines lois, cependant, en voulant protéger l'ordre social, protègent en réalité la dimension sociale du péché. Quand les prophètes dénoncent l'infidélité d'Israel3 au Seigneur, ils pointent du doigt le vrai sens de la loi. Dans la loi de Moïse, l'adultère est rangé dans la catégorie des atteintes au droit de propriété (sous-entendu, du mari ou du père) : toutefois les prophètes dénoncent l'adultère non pas comme une violation d'un droit sur le corps de l'autre, mais comme rupture de l'alliance entre l'homme et la femme.
Le Pape essaie de nous amener à voir que l'enseignement catholique sur la sexualité n'est pas une législation arbitraire, ni la compilation de droits et devoirs juridiques4. La question "jusqu'où puis-je aller ?" n'est vraiment pas la bonne question...
En transférant l'origine de l'adultère du corps au coeur, le Christ appelle à un regard renouvelé.
Ainsi, si le Siracide dit "Détourne ton regard d'une jolie femme [...] Beaucoup ont été égarés par la beauté d'une femme et l'amour s'y enflamme comme un feu"5, le Christ appelle non pas à détourner les yeux, mais à poser un regard renouvelé, à recevoir la pureté du regard.
Le Christ n'est pas mort sur une croix et ressuscité des morts uniquement pour nous donner des moyens de faire des compromis avec le péché (on ne l'a pas attendu pour ça...) Il est mort et ressuscité pour nous rendre Libres6.
Le Pape appelle à développer la chasteté. Celle-ci ne consiste pas "à annihiler le corps et la sexualité de l'esprit conscient en en refoulant les réactions dans le subconscient. La chasteté pratiquée ainsi [...] conduit à l'explosion. [...] Mais le coeur de la chasteté, c'est la promptitude à affirmer dans toute situation la valeur de la personne et à amener au niveau de la personne nos réactions que suscitent en nous le corps et la sexualité.7
Même si le Christ n'est pas venu apporter un compromis avec le péché, nous vivons toujours cette tension historique du "déjà, mais pas encore". L'histoire suivante illustre bien à quoi ressemble la pureté chrétienne vécue dans sa maturité :
Deux évêques sortent d'une cathédrale. Au moment où sortent, une prostituée passe par là, très légèrement vêtue.. L'un des évêques détourne immédiatement le regard ; l'autre au contraire pose délibérément son regard sur elle.
Le premier évêque, celui qui a détourné les yeux, s'exclame : "Frère Evêque, que fais-tu ? détourne les yeux !" mais quand il regarde son frère évêque, celui-ci a les larmes aux yeux : "comment se fait-il qu'une telle beauté soit jetée en pâture à la convoitise des hommes ?"
Lequel de ces évêques est vivifié par l'ethos de la rédemption ? Lequel est bien au-delà de l'exigence de la loi pour l'accomplir dans son coeur ?
Il est important de comprendre que l'évêque qui détourne les yeux a également fait ce qu'il fallait, car il se savait incapable à cet instant de regarder cette femme sans éprouver de la convoitise, il sait que la concupiscence habite encore son coeur. Cela s'appelle éviter les occasions de pécher et cela constitue une première étape vers la chasteté. Mais ce n'est que la première étape. Nous sommes appelés à plus.
Si la majorité des hommes en est à cette première étape, ajoutons, pour ceux qui douteraient qu'atteindre une pureté comparable à celle de l'évêque qui regarde délibérément est possible et même souhaitable, que ce récit n'est pas fictif : l'histoire est inspirée de la conversion de Ste Pélagie par Nonnus d'Edesse.8 Parce que Nonnus a su la regarder avec un regard d'amour et d'émerveillement, Pélagie y a vu le regard du Christ et s'est convertie.9
Le Siracide décrit très bien l'état de l'âme de l'homme de concupiscence : "la passion brûlante comme un brasier elle ne s'éteindra pas qu'elle ne soit assouvie; l'homme qui convoite sa propre chair il n'aura de cesse que le feu ne le consume".
L'homme n'est pas appelé à se consumer mais à être à l'image de Dieu : le désir ainsi purifié ne consume pas la personne comme le feu de Dieu ne consume pas le buisson ardent10.
Sans cette transformation radicale, nous ne pouvons qu'exhiber une modestie extérieure. Celle-ci vient d'une crainte des conséquences de l'indécence plus que du rejet du mal lui-même. En d'autres termes, le coeur n'est pas changé : seule la peur de "se faire surprendre en train de convoiter" nous retient alors. Dès que le regard de l'autre s'éloigne, nous nous autorisons à convoiter.
Selon une traduction différente de Mt 5, ce faisant, nous faisons de cette femme une adultère dans notre coeur : la personne de cette femme ne change (grâce à Dieu !) pas mais nous la changeons dans notre regard, imaginant des scènes adultères avec elle, devenant ainsi incapables de l'aimer vraiment.
Le Christ n'explique pas vraiment en Mt 5 ce que signifie convoiter. Il suppose que c'est une expérience que nous connaissons tous (et toutes). Si la concupiscence n'est pas un péché, le regard concupiscent en est un. Jean-Paul II nous dit "que le Christ veut nous montrer que l'homme regarde conformément à ce qu'il est"11
Pour le psychologue, la concupiscence - souvent alors appelée désir - n'a pas le même sens que dans la bible ou en théologie. Elle est neutre moralement.
En effet, la psychologie n'a pas le contexte ni le cadre de référence nécessaires pour en percevoir la dimension éthique, car elle analyse l'homme historique sans le lier à l'innocence originelle. La concupiscence semble ainsi simplement "normale" puisque tout le monde en fait l'expérience.
De la même manière que la concupiscence réduit la personne a sa dimension sexuelle (et même à la dimension physiologique de sa sexualité), cette vision est réductrice car elle ne prend pas en compte la réalité de notre vocation à vivre à la ressemblance de Dieu.
Celui qui regarde une autre femme avec concupiscence a déjà commis l'adultère dans son coeur. Jean-Paul II va plus loin : qu'en est-il de celui qui regarde sa propre femme avec concupiscence ?
La logique semble affirmer que puisque l'adultère ne peut être qu'en relation avec une autre femme, il n'a pas lieu ici. Le Pape reprend ce premier raisonnement12 pour en montrer les limites. Ainsi, selon lui, "l'adultère 'dans le coeur' n'est pas commis par qu'un homme regarde une autre femme de cette manière, mais parce qu'il regarde une femme de cette manière. Même s'il regardait de cette manière sa propre femme, il commettrait l'adultère."13
Cette déclaration a suscité de nombreuses réactions de médias internationaux14, certains accusant Jean-Paul II d'avoir tellement peur de la sexualité qu'il voudrait la restreindre au sein-même du mariage.
Au contraire ! Jean-Paul II est très attaché à la préservation de la sexualité des époux, dans toute sa dimension. Rendre adultère une relation conjugale signifie simplement la distordre par rapport à sa signification originelle, ce dont conviennent même les adversaires du mariage : "N'a t-il pas été dit et écrit en toutes lettres récemment que le mariage devient souvent une forme d'esclavage pour la femme ; qu'elle est réduite au rang d'objet sexuel ou même que dans certains cas la relation conjugale n'est qu'une prostitution cachée ?"15
Si les sexes sont créés l'un pour l'autre, la convoitise change radicalement la manière dont l'un existe pour l'autre. Un homme qui verrait sa femme comme un objet de satisfaction de son propre désir est adultère. En conséquence, l'union sexuelle n'est justifiée (c'est à dire rendue juste, belle et sainte) que lorsqu'elle est inspirée par l'amour de Dieu (qui vient de Dieu, et tourné vers Dieu).
L'Eglise enseigne traditionnellement que le mariage est le remedium concupiscentiae16. Certains ont interprété cette expression en pensant que le mariage est un exhutoire de la concupiscence, ce qui donne carte aux blanche aux hommes pour utiliser leur femmes pour leur satisfaction égoïste dans le cadre du mariage.
Cette interprétation manque complètement l'appel du Christ à l'intelligence du coeur dans le Sermon sur la Montagne. Elle a malheusement conduit à ce que des femmes s'entendent dire par leur confesseur ou leur directeur spirituel qu'elles devaient se donner à leur mari "à la demande". Il va sans dire (mais mieux en le disant) que la Pape abhore une telle vision.
Remedium Concupiscentiae est bien mieux traduit par le remède à la concupiscence. Le mariage permet de soigner la concupiscence (et non pas de l'exprimer) car chacun des époux essaie d'y aimer son conjoint de plus en plus, dans la totalité de sa personne. C'est le caractère prophétique du mariage qui est montré ici et pas l'expérience de la chute. "Déjà, mais pas encore".
Parmi les reproches faits au Pape, celui de prêcher une morale irréaliste est le plus fréquent. Citons ainsi un article paru à l'époque17:
Les européens peuvent peut-être contourner ce problème en faisant appel à leur fibre romantique lorsqu'ils regardent une femme18, mais les américains ne s'encombrent pas d'une telle étiquette. Chez eux, grattez le vernis de romantisme, et vous trouverez à coup sûr la convoitise. [...]
Il est clair que le Pape a les meilleures intentions. [...] Mais il ne sait probablement pas le rôle central que joue la convoitise dans la famille américaine : [...] il sait que le désir des choses matérielles comme une voiture rapide nous pousse à travailler dur ; mais ce n'est pas seulement de ça qu'il s'agit : dès l'adolescence, la convoitise est notre force vitale. Nous ne voulons pas des voitures rapides pour elles-mêmes, mais pour satisfaire vous-savez-quoi. [...]
A mon époque, la première chose que vous appreniez sur les genoux de votre mère était que les garçons avaient une seule chose en tête - vous-savez-quoi - et que la route du mariage était pavée de déni. [...]
Aucune d'entre nous ne veut être un objet sexuel - le Pape a bien compris ça - [...] et il était un temps où nous cherchions la communion des personnes. [...] Mais cette époque est belle et bien révolue : [L'ancien président] Jimmy Carter a donné à la convoitise ses lettres de noblesse dans son interview à Playboy [...] il a compris une chose sur le mariage : si l'homme convoite sa femme, au moins n'en convoitera t-il pas une autre.
On sent dans le ton de Judy Mann une amertume : elle aurait souhaité que les choses soient différentes et a conscience qu'elles sont censées être différentes. Mais elle a choisi le cynisme, la résignation : elle a accepté que la convoitise soit une donnée de l'humain.
Ce cynisme n'est pas qu'une posture conceptuelle : elle a des conséquences bien réelles, incarnées. Le dernier paragraphe en est un exempe flagrant : il témoigne d'un pari sur notre incapacité à dépasser la convoitise et fait entrer dans une spirale destructrice, en encourageant la convoitise pour mieux la contrôler.
Ce regard en manque d'espérance est typique de l'humanité amputée par le péché. Le Pape le crie : "nous devons retrouver la plénitude perdue de notre humanité et la revendiquer [face à l'adversaire]"19
Nul ne proclame que la route est facile.. dans la suite de son Sermon, le Christ ne parle t-il pas d'arracher son oeil, s'il nous pousse au péché ?20 Pourquoi les mots de Jésus sont-ils si forts ? Remarquons que la convoitise et l'enfer tiennent dans la même définition : l'absence de l'amour de Dieu. C'est pourquoi la convoitise est chose sérieuse : si l'amour de Dieu est à l'origine de l'homme alors la convoitise est l'antithèse de son existence.
Nous devons réaliser que les conséquences de la convoitise dépassent de loin le lit conjugal21 mais atteignent également la société dans son ensemble, la vie sociale et économique22 : bref, créent une culture de mort. En fait connaissant bien pourtant le verdict de Dieu qui déclare dignes de mort les auteurs de pareilles actions, non seulement ils les font, mais ils approuvent encore ceux qui les commettent.2324